La visite de Simon




Peu de temps après son transfert à la maison centrale de Ensisheim, alors qu’il était encore en observation au quartier entrant, Jésus fit une tentative de suicide. Aussitôt, le chef de détention ordonna son placement en surveillance spécifique, et mit son dossier à l’ordre du jour de la commission pluridisciplinaire unique hebdomadaire.

Comme on ne trouvait aucune solution pour son cas, il fut convenu, faute de mieux, de commencer par lui attribuer un visiteur de prison. Comme tous les visiteurs étaient occupés, le responsable local des visiteurs pensa d’abord s’en charger lui-même. Or, cette semaine-là son épouse invita à dîner un de leurs voisins prénommé Simon de Cyrène, qui venait de prendre sa retraite. Profitant du dîner, le responsable des visiteurs tourna la conversation sur ses activités bénévoles et il parvint à convaincre M. de Cyrène de devenir visiteur à son tour. Avant de le quitter, il l’assura qu’il appuierait sa demande auprès de la direction, ajoutant qu’il avait bon espoir que les choses aillent vite, à cause de ce Jésus, pour lequel le personnel de la prison était très inquiet.

La directrice, ayant reçu sa demande, prit avis du chef de détention, et en moins de quinze jours, Simon de Cyrène était engagé à rendre une visite hebdomadaire à Jésus.

La libération de saint Pierre - Hendrick Terbrugghen

Ce jour là, Simon vint comme chaque vendredi voir Jésus à la prison. Lorsqu’ils furent seuls dans le parloir, Jésus monta sur une chaise pour ouvrir la lucarne et, s’étant assis de nouveau, alluma une cigarette. « Je crois que c’est interdit », dit Simon. « Tu sais qui je suis ? » répondit Jésus. « La directrice fume à sa fenêtre. Je la  vois de la cour de promenade. En vérité je te le dis, mon Simon, il y a en face de toi plus que la directrice. »

(…)

-       Depuis le moment où le procès est devenu un peu chaud, tous mes comités de soutiens sont en sommeil. Il n’y en a plus un pour dire un mot. Ils se réveilleront plus tard, tu verras. Il faut être lucide : sans leur lâcheté depuis les assises, ils seraient tombés avec moi, et l’association que Pierre préside à ma demande aurait coulé définitivement. Ils y passeront, comme moi, bon nombre d’entre eux, mais plus tard. L’humanité n’a pas voulu du Royaume par la voie courte : soit ! ils passent maintenant par la voie longue, et elle est pas toujours belle à voir. Après une première journée de route, mes disciples sont arrivés à leur premier refuge : c’est une maison grouillante de pèlerins, tenue par de pieuses dames, et qu’on appelle « lâcheté ». Ils repartiront de là après ma mort, compte là-dessus. Cette lâcheté initiale, ça va les galvaniser pour la suite : je te laisse imaginer le désastre. Ils voudront plus jamais rien lâcher, ils seront obsédés par la culpabilité... Cette bande de guignols ! Ca sera une de ces confusions. Quand je les vois partir comme ça… la catastrophe que ça va être.

-      Vous n’avez peut-être pas toujours bien choisi vos fréquentations…

-      Que ça soit des branques, ça je l’ai toujours su, c’est pas ça qui m’inquiète. Avec d’autres, ça aurait été pareil, peut être pire même. Des gens compétents peuvent faire beaucoup plus de mal que ces abrutis là.

-      ...

-      Enfin, Jeannot a quand même accepté d’héberger maman, c’est plutôt sympa de sa part…

-      C'est vrai, c'est gentil.

-     ...mais pendant ce temps là, ils me regardent crever. Ils vont me regarder crever jusqu’au bout, tu vas voir ! Note que je ne leur en veux pas. Je n’attendais pas autre chose. Je l’avais prédit qu’ils m’abandonneraient tous. Ca l’avait vexé Pierrot… Ils m’ont tous abandonné. Même mon père, même lui !

-     Votre père n’a pas pu vous abandonner complètement… Il pense sûrement à vous. Et puis même si c’est difficile pour l’instant, pour lui, il reviendra sûrement vers vous. Vous êtes son fils quand même. Ne doutez pas de votre père. Il faut le comprendre, son fils est en prison. Les gens ont du mal avec ça. Moi non, bien sûr, parce que je connais, mais laissez-lui le temps. Il vous aime au fond de lui, j’en suis sûr.

-      Si c’est le cas ça ne se voit pas. N’importe, je sais ce que je fais. Enfin je crois… Je croyais, je sais plus. Je sais plus rien mon pauvre Simon. La veille de mon arrestation, c’était dur. Je me suis dit, si c’est inévitable, si c’est la seule route possible, soit, je porterai ma croix. On m’a pas laissé le choix : c’est moi qui le leur ai donné le choix. Maintenant que je suis là, je me délite, je pars en lambeau, je sais plus. Et d’abord qu’est ce que tu fous là toi ? Hein ?

-      …

-     Tu sais pas toi-même… On t’a dit que j’avais besoin d’aide, alors t’es venu. C’est sympa. Mais enfin elle pèse pas très lourd, sur tes épaules, ma croix. Moi je suis à moitié mort mon vieux. Je pars déjà en décomposition. Ils t’on foutu dans mes pattes parce qu’ils veulent pas que je meure trop tôt, il faut que je fasse ma peine de perpétuité jusqu’au bout. Je sais très bien que j’aurai pas de conditionnelle. Je vais pas changer d’avis et si je ne change pas d’avis, eux non plus n’en changeront pas, à moins d’un miracle. Mais il n’y aura pas de miracle et tu sais pourquoi ? Parce que c’est tous des fils de chiens.

Ils t’on foutu dans mes pattes. Je fais quoi moi ? Je refuse ? J’ai déjà refusé les médocs… De toute façon si j’accepte, je les laisse m’enfermer, et si je refuse, je reste tout seul en cellule, autant dire que je m’enferme moi-même. Je suis fait comme un rat. Et toi tu m’accompagnes…

Tu t’es sans doute jamais demandé pour quelle raison il fallait pas que je meure avant d’arriver au bout. On t’a dit, lui il tiendra pas, vas y, va l’aider à porter sa croix. Bon, ben voilà, tu m’aides. Tu me soutiens psychologiquement, tu assistes ma conscience qui part en lambeaux, tu souffres mes délires - et tu les souffriras jusqu’à la fin de ma perpétuité, toi ou un autre, parce qu’il y en a des centaines d’autres comme toi. Grâce à toi - et à vous tous -  je vais aller au bout de ma peine de perpétuité.

Ce qu’il y a de gênant là dedans, vois-tu, c’est pas tant que tu veuilles prolonger mes souffrances, ça, au fond, j’accepte… Non, ce qui me gène, c’est que dans cette idée qu’il faut que j’aille jusqu'au bout de ma perpétuité, il y a un truc un peu trop volontariste, héroïque disons, dans lequel je me reconnais pas. Mais pas du tout. Crever en cours de route, moi ça me pose pas de problème. D’ailleurs, d’un point de vue très pragmatique qui ne devrait peut être pas avoir sa place ici, Pierrot et les autres commencent à prendre de l’âge, il faudrait pas trop tarder. Non, mais ça me gène qu’on m’impose cet héroïsme. « Il faut qu’il aille jusqu'au bout » : Qu’est-ce que ça change ?

Oui, vois-tu, qu’on introduise, par ta bienveillante entremise, de l’héroïsme là-dedans, c’est peut-être ce qui me fait le plus mal. Si tu croises Pierrot, surtout, dis-le lui. Tel que je les connais, ils seraient bien capables de tomber dans le panneau. Certes, tu me diras, au niveau du coup de pub, l’héroïsme c’est efficace : quand la terre entière aura enfin compris que je suis innocent, si en plus je peux avoir l’air héroïque, les médias vont en raffoler. Mouais… Moi, je trouve qu’il y a déjà suffisamment de vers dans le fruit pour pas rajouter encore celui-là. J’ai bien peur qu’on me défigure, mon pauvre Simon… On est en train de me donner un visage inhumain. Surhumain, c’est le comble ! Enfin, les médias feront ce qu’ils voudront. Ils n’auraient aucun pouvoir s’ils ne le tenaient pas d’en haut, n’est-ce pas ?

Et puis Pierrot tombera pas complètement dans le panneau. Il y tombera, je le connais. Mais pas complètement.


-      Je vois bien que vous êtes encore dans la révolte... A votre âge...

-       Mon vieux Simon, je te dis à la semaine prochaine.

-      Il faut travailler sur votre violence, vous savez. Ce n’est pas une fatalité. Vous pouvez progresser, il faut y croire.

-      Au revoir Simon.

-      Vous avez écrit pour voir le psy ?

-      Allez, sois sympa, fous moi le camp.

-      Vous pourriez aussi aller au culte ?

-      ...

-      Vous penserez quand même à mon conseil ?

-      La paix !