Pierre commença alors une
formation en alternance dans une école de management. Travaillant chez un ami
de son père, il déploya pendant un peu plus de deux ans une énergie considérable,
et il se refit bientôt un CV convenable. Il obtint pour finir un master en
« management, développement et valorisation de patrimoines
immobiliers » à l’issue d’un stage, qu’il mit un point d’honneur à
décrocher sans l’aide de son père, sur un poste de chargé d’étude prospective,
dans le cadre de réseaux d’échanges de bonnes pratiques, au syndicat national
des professionnels de l’immobilier.
Son prédécesseur lui ayant laissé
son rapport de stage à disposition, il se contenta de le recopier, et put ainsi
commencer en même temps à régler avec son père et ses cousins les détails de sa
prise de poste dans une filiale de l’entreprise de son père, à Montpellier. Son
père n’avait pas souhaité le parachuter directement parmi ses collaborateurs,
jugeant plus sûr pour leurs deux réputations que son fils aille d’abord faire
ses preuves quelque part.
Pierre se dévoua alors avec
passion à la politique de rénovation urbaine de Montpellier et de quelques
communes alentour. La petite équipe dont il faisait partie parvint sans grande
difficulté à accaparer pour le groupe la plupart des marchés publics sur
lesquels elle jeta son dévolu, suivant en cela les consignes stratégiques qui
lui avaient été données. Pierre participa avec zèle au pilotage de plusieurs
programmes de reconstruction de quartiers HLM, ainsi qu’au développement des
éco quartiers, qui faisaient la fierté de la mairie.
Comme on s’aperçut qu’il
était particulièrement doué pour l’exercice, on lui confia de plus en plus
souvent la tâche de parler en public devant les partenaires. On se mit même à
l’inviter à certaines négociations, et il sauva une fois ou deux la mise en
rendez-vous. Le côté social de son discours plaisait, et sa facilité à ancrer
ses arguments, à les traduire pourrait on presque dire, dans les façons de
parler de ses interlocuteurs, faisait mouche. Il avait l’art de parler
« durable » quand il le fallait, « social et solidaire » si
cela pouvait aider, « diversité », « participation » et
« vivre ensemble » au besoin ; il savait tourner ses phrases
pour placer avec naturel un « citoyen » par ci, un
« responsable » par là, sans se départir pour autant de la fierté
entrepreneuriale et de l’enthousiasme pour les affaires qu’il devait à sa
position.
Pierre avait par exemple beaucoup
insisté pour que l’entreprise se dote d’une charte éthique et il s’était
personnellement impliqué dans sa rédaction.
Non qu’il eût à proprement parler
des problèmes de conscience : tout au plus éprouvait-il quelquefois une gêne
– dont il ne donnait d’ailleurs jamais volontairement de signe perceptible –
lorsque ses collègues et supérieurs se laissaient aller à quelques blagues
particulièrement cyniques sur les populations bénéficiaires des juteuses
opérations de la boite. Ces très légers inconforts mondains mis à part, Pierre n’éprouvait
pour l’essentiel aucune difficulté à adhérer au projet urbain de
l’agglomération, et il avait généralement le sentiment de contribuer utilement
au bien commun. Les quelques rugosités problématiques de l’ensemble étaient
maintenues dans son esprit à un niveau acceptable par la certitude implicite et
vague qu’elles résultaient d’un compromis réaliste et responsable avec les
nécessités de la conjoncture, les contraintes structurelles du secteur et
l’inertie inhérente aux organisations.
Mais il avait été
particulièrement marqué par un épisode qui secoua quelques peu
l’agglomération : un collectif d’habitants très politisé se mit à
protester contre la politique de renouvellement urbain de l’agglomération, et du
même coup contre ses prestataires. Pierre et ses collaborateurs ne comprirent
pas immédiatement que des mises en cause aussi peu pertinentes pouvaient
nécessiter d’être sérieusement prises en compte. Ils furent interloqués
d’entendre critiquer le report d’une décennie de la rénovation de certains
immeubles, certes un peu insalubres, mais pas trop, puisqu’il avait toujours
été clair que ce report était aussi transitoire que nécessaire, et faisait
partie d’une politique cohérente. Les critiques adressées au réaménagement des
parties communes leur semblaient absurdes puisqu’il s’agissait précisément
d’endiguer les problèmes identifiés avec les habitants et d’ailleurs bien
connus de tous.
Pierre écoutait chaque
matin la radio locale en prenant sa douche. Il y avait notamment une émission
qui commençait à peu près vers le moment où il finissait son champoing, dont il
méprisait assez l’animateur, mais qu’il écoutait quand même, en lui adressant
mentalement les mêmes critiques avec un air supérieur. C’est dans cette
émission qu’il entendit un jour dire, par les éléments les plus radicaux de ce
collectif, que ces réaménagements, ainsi que les efforts de résidentialisation
menés dans les quartiers visaient principalement à faciliter leur quadrillage
par la police. Interrompant son brossage de dents, il s’efforça de prendre
l’air aussi estomaqué qu’il put ; prenant son reflet – dont l’expression
effarée lui apparut alors plutôt convaincante – à témoin, il cracha son
dentifrice et prononça à haute voix : « ils ne voudraient tout de
même pas qu’on construise des bunkers pour aider les délinquants à se défendre
contre la police ? »
L’affaire dans son esprit ne
pouvait que se résoudre rapidement. Mais le collectif repris du poil de la bête
après les conjurations usuelles et relança de nouvelles revendications, au
sujet des modalités des opérations de relogement menées dans des immeubles
promis à la destruction.
Pierre fut particulièrement
marqué par cet épisode, parce qu’il avait trouvé que les arguments des
adversaires manquaient vraiment d’objectivité et méconnaissaient à la fois les
contraintes incompressibles du projet et les efforts collectifs menés en
coordination par de nombreux responsables de l’agglomération, des partenaires
privés et de l’ANRU. Il finit néanmoins par admettre que les projets devaient
être mieux expliqués pour éviter ce genre d’incompréhension.
Aussi fit-il en sorte de passer
sur un plateau de la télé locale pour expliquer les choses. Il conserva depuis
un certain besoin de témoigner de ses bonnes intentions, il n’aurait pas dit de
se défendre, car personne ne l’attaquait vraiment, mais de faire œuvre d’une
certaine pédagogie afin de damer le pion à certains préjugés. Il se mit donc à
prendre les devants, toujours avec une profonde affabilité et une grande
bienveillance, afin, tout simplement, d’être compris et de ne pas être
diabolisé.
*
Au bout de trois ans de
ce régime, cette gymnastique lui était devenue un peu trop familière : ce
qui lui semblait autrefois un défi devenait peu à peu une routine confortable, et
finalement, il finit par trouver cela trop facile. Non qu’il eut perdu la foi
ou modifié ses convictions : il avait, se disait-il, besoin de passer à
autre chose. Son poste, au fond, était éloigné des réalités de terrain comme
des responsabilités décisionnelles : quoique la boite et les municipalités
soient engagées dans des projets à long terme, il se sentait déconnecté de
l’avancée des choses : il montait toujours les mêmes discours, et broder à
longueur de semaine sur des copier-coller ne le stimulait plus. La perpétuelle
uniformité de ces pipeautages rhétoriques lui laissait finalement le sentiment
d’être coupé du vrai monde. Il enviait tous ses interlocuteurs, qui lui semblaient
plus en prise avec les projets concrets, plus acteurs de grandes réalisations,
auxquelles il n’apportait qu’une plus value abstraite, et toujours la même. Il
était au fond devenu un travailleur à la chaine de la communication.
Sa vie manquait de réalité. Les
talents dont il s’était d’abord trouvé fier lui semblaient finalement assez
dérisoires. Il pensa d’abord avoir besoin de se recentrer sur son cœur de
métier. Mais peu d’opportunités immédiates s’offraient à lui. Il savait que la
voie qui lui était tracée passait par encore quelques années de ce régime. Et
ce prix occultait dans son esprit la récompense à venir. Il craignait qu’on ne
lui diagnostique bientôt une démobilisation chronique.
Il cherchait d’instinct à
compenser le vide de sa vie professionnelle par une vie mondaine assez dense.
Il savait se tenir en société, quoiqu’il fût bien conscient que sa conversation
était par trop limitée à son domaine de compétences professionnelles. Il
fréquentait cependant assez souvent un petit groupe de gens pour lesquels il
avait ce qu’il appelait une certaine considération, et qui était en fait une
envie désespérée. Il y avait parmi eux plusieurs membres du conseil
d’administration du centre éducatif fermé de ****, le procureur du tribunal
pour enfants, un psychologue très engagé, quelques avocats, un ou deux profs en
retraite qui partaient régulièrement sur des missions humanitaires en Afrique,
et un officier de police judiciaire.
Leurs conversations lui
donnaient l’idée d’un monde plus dense et plus vrai que le sien. Il aurait
voulu, comme eux, être en prise avec les problématiques quotidiennes des
publics les moins favorisés. Les préjugés même auxquels il avait été en butte, lors
de sa confrontation avec ce fameux collectif d’habitants, témoignaient des
errances de ces populations en mal de repères. Il pensait souvent à ces parents
démissionnaires, à l’échec de l’école, à ces jeunes en galère, au besoin criant
de sens pour irriguer leur vie dans toutes ses dimensions. Il se représentait
l’impérieuse nécessité de leur permettre de s’en sortir, en retrouvant les
valeurs de la vie en société et un intérêt pour le travail. Il rêvait de main
tendue, de confiance retrouvée, de confrontation difficile à l’altérité, mais
qu’il prévoyait tellement instructive !
Bref, il lui fallait des pauvres,
c’était plus fort que lui.
La suite au prochain épisode.
Merci à Claire pour sa précieuse contribution à cet épisode.
La suite au prochain épisode.
Merci à Claire pour sa précieuse contribution à cet épisode.