Le coq est mort - ou La fidélité de Saint Pierre (2/3)



Pierre commença alors une formation en alternance dans une école de management. Travaillant chez un ami de son père, il déploya pendant un peu plus de deux ans une énergie considérable, et il se refit bientôt un CV convenable. Il obtint pour finir un master en « management, développement et valorisation de patrimoines immobiliers » à l’issue d’un stage, qu’il mit un point d’honneur à décrocher sans l’aide de son père, sur un poste de chargé d’étude prospective, dans le cadre de réseaux d’échanges de bonnes pratiques, au syndicat national des professionnels de l’immobilier.


Son prédécesseur lui ayant laissé son rapport de stage à disposition, il se contenta de le recopier, et put ainsi commencer en même temps à régler avec son père et ses cousins les détails de sa prise de poste dans une filiale de l’entreprise de son père, à Montpellier. Son père n’avait pas souhaité le parachuter directement parmi ses collaborateurs, jugeant plus sûr pour leurs deux réputations que son fils aille d’abord faire ses preuves quelque part.


Pierre se dévoua alors avec passion à la politique de rénovation urbaine de Montpellier et de quelques communes alentour. La petite équipe dont il faisait partie parvint sans grande difficulté à accaparer pour le groupe la plupart des marchés publics sur lesquels elle jeta son dévolu, suivant en cela les consignes stratégiques qui lui avaient été données. Pierre participa avec zèle au pilotage de plusieurs programmes de reconstruction de quartiers HLM, ainsi qu’au développement des éco quartiers, qui faisaient la fierté de la mairie.
 
Comme on s’aperçut qu’il était particulièrement doué pour l’exercice, on lui confia de plus en plus souvent la tâche de parler en public devant les partenaires. On se mit même à l’inviter à certaines négociations, et il sauva une fois ou deux la mise en rendez-vous. Le côté social de son discours plaisait, et sa facilité à ancrer ses arguments, à les traduire pourrait on presque dire, dans les façons de parler de ses interlocuteurs, faisait mouche. Il avait l’art de parler « durable » quand il le fallait, « social et solidaire » si cela pouvait aider, « diversité », « participation » et « vivre ensemble » au besoin ; il savait tourner ses phrases pour placer avec naturel un « citoyen » par ci, un « responsable » par là, sans se départir pour autant de la fierté entrepreneuriale et de l’enthousiasme pour les affaires qu’il devait à sa position.


Pierre avait par exemple beaucoup insisté pour que l’entreprise se dote d’une charte éthique et il s’était personnellement impliqué dans sa rédaction. 


Non qu’il eût à proprement parler des problèmes de conscience : tout au plus éprouvait-il quelquefois une gêne – dont il ne donnait d’ailleurs jamais volontairement de signe perceptible – lorsque ses collègues et supérieurs se laissaient aller à quelques blagues particulièrement cyniques sur les populations bénéficiaires des juteuses opérations de la boite. Ces très légers inconforts mondains mis à part, Pierre n’éprouvait pour l’essentiel aucune difficulté à adhérer au projet urbain de l’agglomération, et il avait généralement le sentiment de contribuer utilement au bien commun. Les quelques rugosités problématiques de l’ensemble étaient maintenues dans son esprit à un niveau acceptable par la certitude implicite et vague qu’elles résultaient d’un compromis réaliste et responsable avec les nécessités de la conjoncture, les contraintes structurelles du secteur et l’inertie inhérente aux organisations.


Mais il avait été particulièrement marqué par un épisode qui secoua quelques peu l’agglomération : un collectif d’habitants très politisé se mit à protester contre la politique de renouvellement urbain de l’agglomération, et du même coup contre ses prestataires. Pierre et ses collaborateurs ne comprirent pas immédiatement que des mises en cause aussi peu pertinentes pouvaient nécessiter d’être sérieusement prises en compte. Ils furent interloqués d’entendre critiquer le report d’une décennie de la rénovation de certains immeubles, certes un peu insalubres, mais pas trop, puisqu’il avait toujours été clair que ce report était aussi transitoire que nécessaire, et faisait partie d’une politique cohérente. Les critiques adressées au réaménagement des parties communes leur semblaient absurdes puisqu’il s’agissait précisément d’endiguer les problèmes identifiés avec les habitants et d’ailleurs bien connus de tous. 


Pierre écoutait chaque matin la radio locale en prenant sa douche. Il y avait notamment une émission qui commençait à peu près vers le moment où il finissait son champoing, dont il méprisait assez l’animateur, mais qu’il écoutait quand même, en lui adressant mentalement les mêmes critiques avec un air supérieur. C’est dans cette émission qu’il entendit un jour dire, par les éléments les plus radicaux de ce collectif, que ces réaménagements, ainsi que les efforts de résidentialisation menés dans les quartiers visaient principalement à faciliter leur quadrillage par la police. Interrompant son brossage de dents, il s’efforça de prendre l’air aussi estomaqué qu’il put ; prenant son reflet – dont l’expression effarée lui apparut alors plutôt convaincante – à témoin, il cracha son dentifrice et prononça à haute voix : « ils ne voudraient tout de même pas qu’on construise des bunkers pour aider les délinquants à se défendre contre la police ? »


L’affaire dans son esprit ne pouvait que se résoudre rapidement. Mais le collectif repris du poil de la bête après les conjurations usuelles et relança de nouvelles revendications, au sujet des modalités des opérations de relogement menées dans des immeubles promis à la destruction. 


Pierre fut particulièrement marqué par cet épisode, parce qu’il avait trouvé que les arguments des adversaires manquaient vraiment d’objectivité et méconnaissaient à la fois les contraintes incompressibles du projet et les efforts collectifs menés en coordination par de nombreux responsables de l’agglomération, des partenaires privés et de l’ANRU. Il finit néanmoins par admettre que les projets devaient être mieux expliqués pour éviter ce genre d’incompréhension. 


Aussi fit-il en sorte de passer sur un plateau de la télé locale pour expliquer les choses. Il conserva depuis un certain besoin de témoigner de ses bonnes intentions, il n’aurait pas dit de se défendre, car personne ne l’attaquait vraiment, mais de faire œuvre d’une certaine pédagogie afin de damer le pion à certains préjugés. Il se mit donc à prendre les devants, toujours avec une profonde affabilité et une grande bienveillance, afin, tout simplement, d’être compris et de ne pas être diabolisé.


*


Au bout de trois ans de ce régime, cette gymnastique lui était devenue un peu trop familière : ce qui lui semblait autrefois un défi devenait peu à peu une routine confortable, et finalement, il finit par trouver cela trop facile. Non qu’il eut perdu la foi ou modifié ses convictions : il avait, se disait-il, besoin de passer à autre chose. Son poste, au fond, était éloigné des réalités de terrain comme des responsabilités décisionnelles : quoique la boite et les municipalités soient engagées dans des projets à long terme, il se sentait déconnecté de l’avancée des choses : il montait toujours les mêmes discours, et broder à longueur de semaine sur des copier-coller ne le stimulait plus. La perpétuelle uniformité de ces pipeautages rhétoriques lui laissait finalement le sentiment d’être coupé du vrai monde. Il enviait tous ses interlocuteurs, qui lui semblaient plus en prise avec les projets concrets, plus acteurs de grandes réalisations, auxquelles il n’apportait qu’une plus value abstraite, et toujours la même. Il était au fond devenu un travailleur à la chaine de la communication.


Sa vie manquait de réalité. Les talents dont il s’était d’abord trouvé fier lui semblaient finalement assez dérisoires. Il pensa d’abord avoir besoin de se recentrer sur son cœur de métier. Mais peu d’opportunités immédiates s’offraient à lui. Il savait que la voie qui lui était tracée passait par encore quelques années de ce régime. Et ce prix occultait dans son esprit la récompense à venir. Il craignait qu’on ne lui diagnostique bientôt une démobilisation chronique.


Il cherchait d’instinct à compenser le vide de sa vie professionnelle par une vie mondaine assez dense. Il savait se tenir en société, quoiqu’il fût bien conscient que sa conversation était par trop limitée à son domaine de compétences professionnelles. Il fréquentait cependant assez souvent un petit groupe de gens pour lesquels il avait ce qu’il appelait une certaine considération, et qui était en fait une envie désespérée. Il y avait parmi eux plusieurs membres du conseil d’administration du centre éducatif fermé de ****, le procureur du tribunal pour enfants, un psychologue très engagé, quelques avocats, un ou deux profs en retraite qui partaient régulièrement sur des missions humanitaires en Afrique, et un officier de police judiciaire.



Leurs conversations lui donnaient l’idée d’un monde plus dense et plus vrai que le sien. Il aurait voulu, comme eux, être en prise avec les problématiques quotidiennes des publics les moins favorisés. Les préjugés même auxquels il avait été en butte, lors de sa confrontation avec ce fameux collectif d’habitants, témoignaient des errances de ces populations en mal de repères. Il pensait souvent à ces parents démissionnaires, à l’échec de l’école, à ces jeunes en galère, au besoin criant de sens pour irriguer leur vie dans toutes ses dimensions. Il se représentait l’impérieuse nécessité de leur permettre de s’en sortir, en retrouvant les valeurs de la vie en société et un intérêt pour le travail. Il rêvait de main tendue, de confiance retrouvée, de confrontation difficile à l’altérité, mais qu’il prévoyait tellement instructive ! 


Bref, il lui fallait des pauvres, c’était plus fort que lui. 

La suite au prochain épisode.

Merci à Claire pour sa précieuse contribution à cet épisode.  

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